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Protes'Temps-Histoire

L’héritage impossible de Martin Luther

10 octobre 2017

Les dernières années de la vie de Martin Luther sont très certainement les plus sombres.  La mort de sa fille Magdalena âgée de 13 ans, un corps marqué par la maladie, la conviction que le monde touche à sa fin, l’alcool de plus en plus présent, une œuvre intellectuelle qui s’appauvrit… Or, c’est durant cette dernière période, dite « dépressive », que Martin Luther se fait le prédicateur d’une vindicte anti-juive obsessionnelle et se plonge dans l’écriture de plusieurs traités dont le tristement célèbre « Des juifs et de leurs mensonges » publié en 1543.

Vingt ans plus tôt, le réformateur avait publié un traité intitulé « Que Jésus Christ est né juif » où il recommandait une attitude paisible face aux juifs, tout en les appelant à se convertir. Un écrit accueilli favorablement par les juifs, traduit en espagnol par des marranes hollandais et lu en terre sainte. À ses débuts, la Réforme, avait suscité beaucoup d’espoir chez les juifs. Le principe du Sola Scriptura, la commune méfiance envers les images, le même caractère non-clérical, la connaissance de l’hébreu… étaient perçus comme autant de possibilités de rapprochement et de dialogue, en des temps particulièrement durs : la phase d’expulsion des juifs venait à peine de s’achever et seules subsistaient en Europe occidentale des communautés juives dans les ghettos italiens et dans des localités du monde germanique.

Stèle de repentance à Wittenberg@C. Jacon

Le revirement

Comment s’opère ce glissement d’un traité à l’autre ? Comment s’opère le passage d’un soi-disant « philosémitisme » à la détestation du juif ? Comment expliquer ce que les historiens nomment aujourd’hui le « revirement » de Luther ? La prise en compte de l’impossibilité d’une conversion des juifs au christianisme, la peur millénariste du jugement de Dieu qui pourrait se venger contre les territoires où vivent les juifs, les progrès des églises judaïsantes notamment les sabbatéens en Moldavie… Nombreuses sont les raisons, y compris psychologiques, qui tentent d’expliquer la dérive du réformateur. Entendons ici qu’aucune ne pourra jamais le disculper. Car les Judenschriften du « dernier Luther » sont des textes indéfendables de bout en bout et, contrairement à ce qui se dit, ils ne sont pas représentatifs d’un antijudaïsme médiéval. Comme le rappelait Jacob Marcus (The Jew in the Medieval World), ces écrits par leur violence, leurs déclarations « protoracistes » faisant référence à la « nature » du Juif, n’ont pas d’équivalent dans la littérature chrétienne.

La truie aux juifs, un motif classique de l'antisémitisme

du moyen âge@C. Jacon

« Des juifs et de leurs mensonges » : l’enfer des mots.

Depuis 2015, une édition critique du traité « Des juifs et de leurs mensonges », traduit de l’allemand par Johannes Honigmann et introduit par Pierre Savy, permet aux lecteurs français de prendre la mesure de l’aversion pour les juifs d’un Martin Luther vieillissant et malade. Et c’est là un véritable cauchemar ! Sa maîtrise de l’hébreu, son érudition, son imaginaire eschatologique, tout est mis au service de la haine des juifs « entièrement toxiques, diaboliques, sans rédemption possible » où les appels au meurtre ne sont jamais très loin. « C’est notre faute à nous, dit-il, si nous ne vengeons pas l’abondant sang innocent qu’ils ont versé en persécutant notre Seigneur et les chrétiens pendant 300 ans à l’époque de la destruction de Jérusalem, et qu’ils versent depuis, le sang des enfants qui se voit dans leurs yeux et sur leur peau ; si au lieu de les tuer, nous les laissons vivre librement parmi nous, en dépit de tous leurs meurtres, leurs imprécations, leurs blasphèmes, leurs mensonges… » (p. 144). Allant jusqu’à inviter à : « incendier et brûler leurs synagogues, jeter du souffre et de la poix dans le feu, si possible, et si l’on pouvait ajouter du feu infernal, ce serait encore mieux. Afin que Dieu voit notre détermination et que le monde entier aperçoive cet exemple… » (p. 180).

« Je ne suis coupable de rien »

Étonnamment, la quatrième partie du traité s’achève sur une confession troublante de la part du réformateur : « Je ne suis coupable de rien » (p. 187). Confession qui résonne atrocement, car, pour le plus grand malheur de tous, le feu infernal que le réformateur souhaitait de tous ses vœux a fini par incendier l’histoire. Si Luther « n’est pas responsable du feu de la Shoah », pour reprendre ici la formule d’Adriano Prosperi (dans l’introduction à l’édition italienne, p. 70), rappelons cependant les mots du rabbin Rheinhold Lewin écrits en 1911 : « La semence de la haine des juifs que Luther a semée dans ce texte ne germa de son vivant que sous une forme rabougrie. Elle ne se perd toutefois pas sans laisser de traces, mais continue à déployer ses effets au cours des siècles ; quels que soient ses motifs, quiconque écrit contre les juifs croit posséder le droit de faire triomphalement référence à Luther. » (Cité par Thomas Kaufmann, Les juifs de Luther, p. 186) Luther coupable de rien ? Nous, nous le sommes, si nous continuons à ignorer, banaliser ou occulter les Judenschriften avec des phrases convenues du type : « Pas d’anachronisme, Martin Luther est homme de son temps ». D’autres hommes de son temps, découvrant « la capacité de haine » de Luther dans ses derniers écrits, n’hésiteront pas à les dénoncer. Pensons ici avec respect au réformateur zurichois Heinrich Bullinger et au prédicateur hébraïsant Andreas Osiander. Il est bon aussi de rappeler que le conseil de Strasbourg interdira l’impression du traité « Des juifs et de leurs mensonges », refusant ce « legs » que Martin Luther prétendait « décisif ».

Au pied de l'église protestante de Wittenber,

la communauté protestante a planté

un cèdre du Liban@C. Jacon

2017, un devoir de mémoire.

L’Église Évangélique d’Allemagne (EKD), lors de son 12e synode tenu à Brême en 2015, a adopté une déclaration intitulée « Martin Luther et les juifs – souvenirs nécessaires en vue du jubilé de la Réforme de 2017 ». En effet, comment célébrer les 500 ans de la Réforme sans faire mémoire de cet héritage impossible que représentent les traités anti-juifs de Luther ? Nécessité d’un faire mémoire, nécessité de rappeler notre volonté de poursuivre le dialogue judéo-chrétien. Un faire mémoire et une volonté qui seront manifestés, à l’automne prochain, en présence du grand rabbin de France, par une déclaration solennelle de la commission « Judaïsme et Protestantisme » de la Fédération Protestante de France. Puissions-nous entendre alors l’exhortation du poète Claude Vigée[1] : « Voilà la grande tâche du christianisme et du judaïsme dans les générations à venir. Sur la base de la confiance mutuelle, qu’ils édifient entre eux le pont de la fraternité biblique véritable. » (Dans le silence de l’Aleph, p.146).

 

 

[1] Claude Vigée Dans le silence de l’Aleph Albin Michel, Paris, 1992, p.146

Jean-Pierre Nizet,
Pasteur à Albi.

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