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La grâce et la diaconie

Du constat d’interdépendance au contrat de solidarité

01 décembre 2019

La pauvreté étant un élément constitutif de l’humanité dans sa fragilité, Fritz Lienhard appelle à vivre la grâce comme une offre de dignité pour dépasser l’exclusion et la honte.

Dans son sens social, la pauvreté est une exclusion liée à un manque de ressources, un déficit de savoir, de pouvoir ou d’avoir qui conduit au rejet de la part des autres humains. Ainsi, le chômage est la forme particulière de la pauvreté dans la société contemporaine. L’exclusion par autrui se répercute dans une image négative de soi, ce que certains exclus eux-mêmes appellent la « honte ».

Une autre forme de la pauvreté, c’est la pauvreté anthropologique. D’un point de vue biologique, l’être humain est particulièrement démuni. Il n’est pas très fort, n’a pas de croc permettant de se défendre, il ne court pas très vite et n’a pas de carapace. Biologiquement, cette espèce n’aurait pas dû survivre. L’humanité s’en est sortie en se regroupant, dans la solidarité des petites tribus, et par la culture ou la technique, dont l’invention du feu est le paradigme.

Sans la solidarité, l'espèce humaine n'aurait pas pu survivre © Benoît Prieur

Une pauvreté qui peut être acceptée

Cette pauvreté anthropologique peut être niée, et cette négation se présente comme une volonté d’être Dieu, en s’accaparant les richesses aux dépens d’autrui. Cette négation va de pair avec le refus de sa propre condition humaine, qui conduit à exclure quiconque me renvoie une image de moi que je n’accepte pas, notamment les personnes démunies, handicapées ou âgées.

Cette pauvreté peut être acceptée. Je peux apprendre à vivre avec ma finitude et ainsi l’assumer. Mais, je le peux seulement quand mon manque de ressource ne conduit plus à l’exclusion. Je peux vivre avec peu de moyens, avec un petit salaire, mais je ne peux pas vivre sans que mon humanité et ma contribution à la collectivité ne soient reconnues de la part d’autrui. Il me faut « trouver grâce » à ses yeux.

La grâce qui fait don de la dignité

Qu’est-ce que la grâce ? D’une part, celle-ci représente une offre de dignité par opposition à l’exclusion et à la honte. C’est le sens profond de la formule de Jésus « bienheureux les pauvres ». Au titre d’une affirmation, cette énonciation représente un mensonge. Napoléon Bonaparte voyait dans le christianisme « le mystère de l’ordre social », plutôt que celui de l’incarnation. Dans ce contexte, le verset « bienheureux les pauvres » exerce une fonction, celle d’inviter les pauvres à accepter leur sort. Mais dans la bouche de Jésus, la formule ne relève pas d’une affirmation, mais d’un acte, celui de conférer une dignité à celui qui en est socialement privé. Or le don de cette dignité de la part de Dieu modifie mon regard sur moi-même et me conduit à refuser tout déni de dignité de la part d’autrui. De ce point de vue, les noirs américains représentent un exemple paradigmatique. Alors que l’Évangile leur a été prêché pour qu’ils se résignent et se tiennent tranquilles, eux-mêmes en ont retenu la dignité du peuple élu contre l’oppression. Le résultat fut le mouvement des droits civiques.

Une réalité qui pourrait ne pas être

D’autre part, la grâce me conduit, moi qui ne suis pas pauvre, à l’acceptation de la fragilité de ce qui constitue ma vie. La grâce est un cadeau, une réalité vitale et qui pourrait ne pas être. Je pense à cet homme qui me disait : « Mon père est mort à l’âge de 55 ans. Depuis que j’ai atteint cet âge, je considère chaque jour comme un cadeau. » Mais, la naissance des enfants ou des petits-enfants nous renvoie également à cette fragilité de la vie et à son caractère gracieux. Ainsi, la vie n’est pas une affaire quantitative et mécanique faisant l’objet d’une maîtrise ou d’un contrôle.

Nous voyons donc que la grâce est à double détente. Elle restaure la dignité de celui qui en est privé. Elle conduit le riche à accepter sa propre précarité, et ainsi à la solidarité avec le pauvre. Elle invite à la pauvreté assumée, faisant partie de la vie devant Dieu. En offrant une identité devant Dieu à la fois du côté du pauvre et du riche, la grâce donne la possibilité d’une rencontre authentique entre les deux. Il ne s’agit pas d’une négation des différences, mais de co-humanité. Ainsi, la « solidarité », dans son sens originel, consiste à passer d’un constat, celui de la finitude et de l’interdépendance, à un contrat, celui du partage des ressources, avoir, savoir et pouvoir. À chacun d’inventer les formes de cette solidarité dans sa propre vie.

Fritz Lienhard
professeur de théologie à l’Université de Heidelberg

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