Ève ou la luxure : la femme au serpent
Les églises romanes nous offrent une catéchèse à travers une iconographie abondante : tympans, portails, chapiteaux et piliers sont décorés de nombreuses sculptures. Celles-ci tantôt racontent des scènes de la Bible, des récits de l’Antiquité ou des allégories. Parmi ces multiples images, une en particulier frappe notre imagination : quelle est cette femme dont les seins sont dévorés par un ou deux serpents ?
La femme au serpent
Ce motif de la femme aux serpents est un des mieux connus de la sculpture romane, on le rencontre partout : à Moissac en haut-relief spectaculaire (portail sud), à Beaulieu-sur-Dordogne (mur sud de l’abbatiale), l’église Sainte-Croix de Bordeaux (portail central) pour ne citer que quelques exemples en Sud-Ouest. Une variante se trouve au musée des Augustins de Toulouse et provient de l’église d’Oô ; elle représente une femme avec un serpent qui lui sort du vagin pour venir mordre son sein. Dès qu’on a ssocie dans l’art chrétien une femme et un serpent, c’est évidemment la figure d’Ève qui nous vient à l’esprit. Ève et le péché originel qui, depuis saint Augustin (ive siècle), est assimilé très fortement à la sexualité.
Il est donc assez facile de discerner dans l’imagerie de la femme au serpent une figure de la luxure : la sexualité débridée étant considérée comme un des péchés majeurs.
La luxure
« On voit au portail de Moissac, la femme déchue : elle est nue, décharnée ; deux serpents se suspendent à ses seins, un crapaud dévore son sexe. Jamais la tentatrice ne fut plus rudement flagellée. C’est la punition de la luxure en Enfer, car un démon préside au supplice de la femme ». (E. Mâle)
Parfois nue, parfois habillée, en général avec de longs cheveux, la femme est donc représentée comme la tentatrice par excellence. À Beaulieu-sur-Dordogne, elle est accompagnée d’un homme, qui n’est pas Adam mais probablement un symbole de l’avarice : l’homme porte en effet une bourse autour du cou. L’art roman foisonne de personnages nus et crus : nous connaissons tous des chapiteaux ou des modillons avec ici un homme qui montre ses fesses, là un couple en plein ébat amoureux.
Spécificité de l’art roman
Cette figure de la femme aux serpents est assez typique de l’art du XIIe siècle. Vous ne la trouverez guère dans les églises gothiques (en général un peu plus tardives) où la luxure est plutôt représentée par une femme qui se regarde dans un miroir ou qui se fait accompagner par une chèvre. Il ne s’agit pas non plus de la femme en général car celle-ci est présente bien plus massivement sous les traits de la vierge ou des saintes femmes. C’est d’une figure particulière qu’il s’agit : ce qui est condamné ici c’est la sexualité hors mariage, dans l’adultère ou la prostitution.
Ce n’est pas non plus l’époque romane qui a inventé la figure, elle existait déjà à l’époque byzantine. Par exemple, un manuscrit byzantin du IXe siècle raconte la Vierge descendant aux enfers en compagnie de saint Michel : « Des reptiles à deux têtes dévoraient leurs seins ». La Vierge interroge l’archange : « Qui sont-ils et quel est leur péché ? » Et l’archange lui répond : « Ma Vierge, ce sont ceux qui ont livré leur corps à la prostitution et c’est selon cette manière qu’ils sont condamnés à l’Enfer ». Et nous pourrions sans doute remonter encore plus dans le temps, en rappelant, comme le fait le musée des Augustins à Toulouse pour sa femme au serpent : « Cependant, la nature impassible de cette figuration d’une femme enfantant un serpent et le nourrissant évoque moins le péché que le cycle chtonien d’une terre mère faisant penser à une origine bien antérieure à l’époque romane ». Quoi qu’il en soit, allez visiter ces églises romanes parfois toutes petites dont le Sud-Ouest est si riche. Vous découvrirez des trésors insoupçonnés.
Bibliographie :
- Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France, éd. Armand Colin, 1958.
- Raphaël Guesuraga, La Femme allaitant des serpents, dans le Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, février 2019.
- Musée des Augustins à Toulouse