Kierkegaard
Mes catéchumènes me connaissent des jurons bien à moi, héritage de ma fréquentation -naguère- des quais de port et du langage fleuri de leurs marins. Aujourd'hui, pour vous lecteurs, je vais ajouter deux gros mots : salut et Kierkegaard ! Eh oui, salut est devenu un gros mot. On ne sait plus de quoi on parle. On professe le salut par grâce, par la foi... Mais de quoi parle-t-on ? Longtemps compris comme la possibilité d'échapper à la juste condamnation de rôtir à toujours, le salut ne fait plus recette. On n'a jamais peut-être été autant perdu et on n'a jamais peut-être eu moins le sentiment qu'être sauvé avait quelque pertinence.
Il y a bien ces calamiteuses prédications qui nous accusent : ça chauffe, ça trucide, ça spolie, ça galvaude, ça exploite, ça fait mal... Attention, mes frères, le bon Dieu va finir par se mettre en colère si on continue à maltraiter son bel ouvrage ! Passez par la case ''enfer'', ne touchez pas … Au jeu du Monopoly dominical, certains excellent, dans l'espoir de faire naître en nous une sain(t)e culpabilité, qui nous ferait lorgner du côté du salut.
Les saluts pour de faux !
Mais tout cela n'appelle pas un salut, seulement une mobilisation, de la bonne volonté, de bonnes œuvres que la grâce nous permettrait d'accomplir... On est quasiment devenu catholique. La grâce nous donnerait la force d'une mise en conformité avec la loi divine. Le salut, ce serait de trouver en Dieu la force de maintenir nous-mêmes le navire à flot. Tais-toi et rame ! Outre que je m'indigne de cette façon de se repaître, comme des charognards, de nos faillites et détresses pour vendre la religion, il me semble surtout qu'on passe ainsi totalement à côté de l'Évangile du salut ! On demeure au mieux dans la perspective d'un : ''sauvez-vous vous-mêmes''. Et que l'injonction sorte de la bouche d'un Jésus transformé en coach divin ne me semble rien changer à l'affaire !
Au cœur du drame et nulle part ailleurs.
Alors qu'est-ce donc que le salut, et spécifiquement le salut chrétien ? C'est avec Kierkegaard que j'aimerais affronter cette interrogation. Rappelons juste qu'il s'agit d'un théologien et philosophe danois du XIXe siècle. Enfant de famille riche et très religieuse, éduqué de façon très stricte, fréquentant école privée d'excellence et faculté de théologie, il connaît le christianisme de l'intérieur. Ce qui va l'amener à en être à la fois un critique avisé, et en même temps un visiteur fécond. S'il en voit les trahisons, la façon dont la chrétienté tue le message christique, c'est parce que, dans le même temps, il saisit de l'intérieur toute l'importance du salut. Son éducation l'a privé d'enfance, entendez de cette capacité à adhérer immédiatement au monde (l'enfant qui joue devient le personnage dont il porte le déguisement) ; cela, il ne lui a jamais été permis de le ressentir.
« Le salut tient en une confiance extérieure à nous, contre toute apparence. »
Du coup, il n'est jamais ''vraiment là''. Mais, chez lui, pas de vaine révolte contre l'éducation paternelle ; au contraire, pénétrant cette réalité qui l'a coupé du monde, il va employer tout son talent de penseur –théologien et philosophe– à comprendre comment on peut habiter le monde. C'est à dire, au fond, comment on peut ''habiter soi-même''. C'est à dire être sauvé. Il part en guerre contre l'Église, et contre l'idée d'une culture chrétienne ou plutôt d'un christianisme culturel. Une société chrétienne est tout simplement impossible, parce qu'il n'y a que l'individu qui puisse devenir croyant. Il n'y a personne qui puisse, qui doive, s'approprier la vérité. Car c'est par un saut, le saut de la foi, qui consiste à rompre avec toutes les apparences de la vérité généralement admises, qu'on devient soi, qu'on devient chrétien.
Expérience mélancolique
Pour bien comprendre ce qu'il appelle le salut, il faut sans doute partir de l'expérience même de Kierkegaard : il souffre de mélancolie (ce que les Pères de l'Eglise ancienne appelaient acédie). C'est à dire quelque chose qui ressemble à de la dépression, sentiment d'une vie radicalement perdue, où le sujet n'a plus goût à rien. Comme une blessure première de l'être, un « navire avec une voie d'eau dans la cale, depuis le début », écrit-il. Comme un deuil sans objet. Une perte toujours déjà-là. Il va partir de cette expérience, non pour l'analyser d'un point de vue psychologique, mais pour y penser le salut. L'être humain, qu'il le sache ou non, est victime d'une perte première. Sans qu'il sache ce qu'il a perdu. De sorte que rien ne peut combler cette perte. Alors, la plupart du temps pour ne pas sombrer dans la mélancolie, il s'agite. Mais le mal est là. Le salut n'est pas ce qui annulerait cette perdition, ou qui l'effacerait. Il a lieu en elle. C'est à dire que le salut a lieu où il est justement impossible qu'il soit. A l''image du Christ descendant aux enfers. Paradoxalement, c'est en se rendant compte qu'aucun salut n'est possible, qu'apparaît la possibilité du salut ! En un mot, le salut ne survient que là où c'est vraiment perdu. Si vous voulez, c'est au cœur même du péché que se révèle le salut. De sorte que vous pouvez faire toutes les bonnes œuvres de la terre, vous n'échapperez pas au péché, vous vous y enfoncerez. Vos bonnes œuvres ne font que témoigner de la perdition. Vous vous regardez agir, un œil sur le monde, et un œil sur vos coulisses intimes. Vous vous épiez, vous vous surveillez – dans le but de vous améliorer. Mais, ainsi, vous êtes étranger au monde et à vous-mêmes. Votre vie, si bien remplie, n'est que divertissement, pour oublier la perdition première (dont on a saisi qu'elle n'a rien de moral). Le salut est donc une traversée, impossible traversée de la perdition. Ni issue, ni annulation, mais voyage paradoxal au cœur de la perdition. Tout ce qui y retient comme tout ce qui prétend en sortir est démoniaque.
S'engager pour fuir ou pour être-là ?
De retour de ce Danemark du XIXe, que dire ? Peut-être ceci : demain n'est pas entre nos mains ! Car demain n'est pas seulement la suite d'aujourd'hui, il est d'abord commencement à venir. Plus question de ramer avec l'énergie du désespoir vers un au-delà du monde : c'est à une traversée de l'ici-bas que nous sommes appelés. Ni fuite, ni résignation, ni revanche. Le salut tient en une confiance extérieure à nous, contre toute apparence. On a peur de démobiliser le citoyen. Alors, il faut lui faire croire que l'histoire ne s'écrit que dans les larmes, la sueur et le sang. Et les Églises reprennent ce chœur des litanies bien-pensantes, joignant leurs voix à la symphonie de la peur. Elles trouvent cela très pieux et très moral. Exactement ce que Kierkegaard reproche à la chrétienté ! Qu'on m'entende bien : il est suicidaire de continuer à vivre dans un monde aussi inhumain, soumis à la finance et à la technologie, au « chacun pour soi », à la « sauve qui peut ! ». Que le citoyen s'engage ! C'est bien la moindre des choses.
Mais le chrétien, lui, ne le fait pas pour sauver le monde. Il le fait parce qu'il est sauvé. Ça fait toute la différence : la peur fait place à l'espérance, le désarroi à la confiance. « Quand bien même ce serait demain la fin du monde, je n'en planterais pas moins un petit pommier. »
(propos prêtés à Martin Luther... )