L'hospitalité envers les nouveaux arrivants
« Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente » (Saint-Exupéry)
Lors de la première Nuit de l’éthique à Toulouse, en mars 2025, le philosophe et auteur-réalisateur Isy Morgensztern disait que l’éthique chrétienne s’appuie sur l’espérance. L’enseignement de Jésus dans l ’évangile de Luc semble le confirmer : « Accueille des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles, et tu seras heureux de ce qu’ils ne peuvent pas te rendre la pareille ; car elle te sera rendue à la résurrection des justes » (Lc.14,13-14).
Que peut-on entendre par là ?
Anne Gotman analyse l’étymologie du mot « hospitalité » en soulignant qu’il vient du latin hospes, qui est lui- même un composé (hos et pes) de deux mots : hostis et potis. Le mot hostis signifie d’abord l’« hôte » comme étranger favorable et bienveillant, à l’époque ancienne. L’étranger devient l’ennemi défavorable lorsque la société ancienne devient nation, créant une frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Le mot potis peut quant à lui avoir deux sens. Il désigne d’abord l’identité personnelle, c’est-à-dire « soi-même ». Mais il désigne aussi le « maître de maison » sur lequel repose l’identité de la maisonnée (1). L’antiquité grecque et latine institue l’hospitalité comme « un droit réciproque de trouver logement et protection les uns chez les autres » (Le Robert). En théorie, l’hospitalité prend donc la forme d’un don et d’un contre-don. Chez les Hébreux, l’hospitalité était une vertu courante. Les auteurs du cycle d’Abraham racontent l’exemplarité de sa bonté et de sa sollicitude envers les arrivants (Gn.18,1- 6). Abraham court à leur rencontre (v.2), se prosterne à leurs pieds, leur offre le repos (v.4) et le meilleur de ses provisions (v.5-6). Comme ils étaient nomades, les voyages étaient longs et périlleux. Plus ou moins isolés du reste du monde, ils accueillaient le nouvel arrivant avec une curiosité bienveillante. L’accueilli était fatigué, affamé, parfois blessé. La maisonnée avait le devoir de le restaurer par la nourriture et le repos. Elle demandait s’il y avait un lien de parenté avec lui ? Quelles étaient ses intentions, ses aventures ? Il devenait pour un temps membre honoré de la famille. Chacun s’empressait à son service. On mettait un point d’honneur à satisfaire ses besoins. On veillait à sa sécurité, au cas où il fût poursuivi par un ennemi, même si ce dernier était l’ami de l’accueillant. L’étranger était sacré car il pouvait apporter une bonne nouvelle. En l’occurrence, Abraham reçut l’annonce de la naissance prochaine d’un fils (v.10), en signe de bénédiction et de la promesse d’une descendance nombreuse par son Dieu. Lot, le neveu d’Abraham (Gn.19), est également présenté comme un modèle en matière d’hospitalité. À l’époque des Juges, autant il était naturel d’offrir l’hospitalité (Jg.19,3-9), autant il était mal vu de la refuser (Jg.19,15- 21). Selon Alfred Bertholet, « il est évident que l’ hospitalité accordée à l’étranger ne peut pas durer éternellement. S’il reste plus longtemps, ce n’est plus à titre gratuit » (2).
De l’accueil à l’intégration
Les auteurs du Nouveau Testament utilisent le mot grec φιλοξεν?α (philoxénia, littéralement « amour de l’étranger », antonyme de « xénophobie ») pour dire l’hospitalité. Celle-ci est absolutisée par Jésus, selon Luc :
« Lorsque tu donnes à dîner ou à souper, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni des voisins riches, de peur qu’ils ne t’invitent à leur tour et qu’on te rende la pareille. Mais lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. Et tu seras heureux de ce qu’ils ne peuvent pas te rendre la pareille ; car elle te sera rendue à la résurrection des justes » (Lc.14,12-14).
L’hospitalité rendue, tout aussi exigeante, demande un sacrifice. La non-réciprocité ou l’asymétrie des devoirs est assumée, en raison de la disparité de la pauvreté. Lorsque le confort est suffisant pour vivre ensemble, voire côte à côte, sans besoin de sacrifice, il ne s’agit plus d’une « hospitalité » à proprement parler. Dans notre société, la métaphore de l’hospitalité sert aussi à exprimer la relation entre nationaux et étrangers sous forme de hiérarchie sociale. En avril 1997, le ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, déclarait dans Le Monde : « Est-ce que vous acceptez que des étrangers viennent chez vous, s’installent chez vous, et ouvrent votre Frigidaire, se servent ? » Le droit des invités dans la nation, conçue comme une propriété privée, est donc questionné : il ne s’agit plus d’une asymétrie des devoirs, mais des droits. À quel moment un invité peut- il être considéré comme pleinement intégré ? Certains invités nés chez nous et éduqués comme nous, vivant une certaine fraternité avec nous, ne sont-ils pas déjà culturellement intégrés ? Jusqu’à quand l’inégalité des droits doit-elle être maintenue entre l’hôte et son hôte ? Ou bien est-ce plutôt l’éducation aux valeurs universalistes de la République (droits de l’homme, laïcité, etc.) qui défaille, questionnant l’accueil par assimilation auquel croyait le « modèle républicain » ? Aujourd’hui, l’officialisation du label ethnique « Français de souche » rompt la fiction d’une francité abstraite par assimilation (revue Migrations-Société, 2009). L’inégalité des droits entre l’hôte et son hôte est devenue indépassable.
La possibilité d’autrui
Plus fondamentalement, Paul Ricœur pense que l’hospitalité nous engage à une disposition intérieure, qu’on apprend grâce à « l’imagination narrative », à l’écoute du récit de soi d’autrui, par empathie. Il s’agit de laisser une place pour l’autre en nous, dans notre intériorité. On peut étendre aux cultures ce que Ricœur dit à propos de la traduction entre les langues. Il parle de «l’hospitalité langagière », qui assume le fait que la langue de l’hôte et celle de son hôte restent irréductiblement inassimilables. Il invite à faire le deuil de « la traduction absolue », et à accepter l’écart entre l’adéquation et l’équivalence. Il propose d’adopter une équivalence sans l’adéquation (3). Appliqué à l’accueil du nouvel arrivant, cela implique d’assumer la différence indépassable entre ma propre culture et la sienne. Ce qui signifie renoncer à le convertir à ma culture, et inversement. Olivier Abel appelle à « introduire en soi la possibilité d’autrui » (4). On pourra créer en soi des espaces d’hospitalité. Cela suppose d’assumer le manque en nous, d’y accepter l’étrangeté. Non pas pour nous résigner à la détresse, ni la surmonter glorieusement (assumer signifie parfois assumer de ne pas pouvoir assumer), mais pour structurer avec courage notre existence, en sorte que le manque s’ouvre à l’hospitalité. Une équivalence sans adéquation signifie alors une hospitalité qui s’émerveille de la capacité de l’étrangeté d’autrui à nous faire grandir intérieurement. « Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui » (Paul Ricœur). S’il est différent de moi, loin de me léser, il m’augmente.
(1) Anne Gotman, « Hospitalité.Vocabulaire et usage », Diversité, n°153, 2008, p. 24.
(2) Alfred Bertholet, Histoire de la civilisation d’Israël, Payot, 1929, p.136.
(3) Paul Ricoeur, Sur la traduction, Les Belles lettres, 2016, p.19.
(4) Olivier Abel, L’éthique interrogative,PUF, 2000, p.169.