Le péché : une histoire de pomme?
Dans l’inconscient collectif, la pomme a mauvaise réputation à cause d’Ève. Mais ce fruit ne mérite pas cette mauvaise réputation, au contraire…
Dieu avait bien mis l’humanité en garde. Dès le début de la Bible, le tout premier interdit alimentaire est ainsi formulé : de tous les fruits du jardin vous pourrez consommer, « mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas. Car du jour où tu en mangeras, sûrement tu mourras. »
Le seul produit interdit, placé au cœur d’un jardin du tout-permis, n’est pas le fruit d’une espèce reconnaissable. Il n’a ni couleur ni saveur définie, et n’est jamais décrit autrement que par la conséquence dramatique de son ingestion. La célébrissime pomme n’est pas nommée dans le texte hébraïque, et il faut attendre la culture latine, des siècles plus tard, pour la faire pousser. C’est dans un jeu de mots propre à cette langue que la pomme surgit.
Pomme de discorde
La Vulgate, traduction latine officielle de la Bible faite par saint Jérôme vers la fin du IVe siècle, définit l’arbre de la connaissance comme un lignum scientiae boni et mali. Or, mali (de malum en latin) dit dans cette langue à la fois « le mal » et « la pomme ». Cette polysémie heureuse va dorénavant figer, pour le lecteur chrétien occidental, l’espèce de l’arbre défendu en un fruit spécifique, une image unique qui va nourrir de siècle en siècle toutes les représentations de cet épisode originel.
La pomme mérite mieux
Dans toutes les cultures du Proche- Orient ou autre, la pomme est un symbole poétique du sein de la femme. Le pommier a un pouvoir érotique très fort dans le Cantique des Cantiques. En hébreu, pomme ou pommier se dit ?? ?? ?? (Tappuawach : « l’odoriférant »). C’est son parfum qui fait vaciller les sens et exprime tout la beauté du monde.
Les amants passent leur temps à tomber dans les pommes : « d’emblée je me suis accroupie sous le pommier », « Sous le pommier, je t’ai réveillée » (Cantique des cantiques 8), « Que tes seins soient aussi pour moi comme des grappes de raisin, et le parfum de ton haleine comme l’odeur des pommes ! » (7,9).
Dépasser le cliché
L’arbre de la Genèse peut être, selon les rabbins du Talmud, un figuier, une vigne, voire du blé. Cet arbre ne se réduit pas à une seule image, une seule odeur, une seule saveur : celle de la pomme.
C’est ce que Marc-Alain Ouaknin appelle le « complexe de la pomme »:
J’appelle « complexe de la pomme » cette attitude face au monde et au savoir qui donne lieu à la transmission de rumeurs, de préjugés, de «on-dit», d’images et d’ idées fausses, jamais vraiment réinterrogés et qui deviennent savoir populaire faisant office de vérité.
L’appauvrissement de la pensée qui menace toute lecture, dès qu’elle se fige, est le propre d’une connaissance devenue mauvaise. Un tel savoir, qui cesse de se renouveler, risque de pourrir sur l’arbre. Le premier interdit alimentaire de la Bible est peut-être celui-là. Il dit à l’homme : assure- toi de ne pas consommer tes textes une fois pour toutes, de ne jamais faire de tes lectures des produits périssables.
Pour prolonger : Marc-Alain Ouaknin, Zeugma – Mémoire biblique et déluges contemporains (Seuil, 2008). Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève – Féminin, pudeur et judaïsme (Grasset, 2013). |