Mettre sa puissance dans la vie
Friedrich Nietzsche fut un philosophe influent du XXe siècle et un farouche adversaire du christianisme de son époque. Formulerait-il les mêmes critiques au XXIe siècle, alors que la morale ne vient plus de la religion mais du monde ?
Friedrich Nietzsche naît dans une famille protestante en 1844. Son père et son grand-père sont pasteurs : il connaît donc bien la Bible, qu’il citera à de nombreuses reprises dans ses écrits philosophiques. Avec une telle généalogie, la carrière pastorale lui tendait les bras. Pourtant, après avoir commencé brillamment ses études de théologie, il les abandonne, subitement : « je n’ai retenu de la théologie que ce qui m’intéressait : l’aspect philologique [ndlr : la langue] et l’étude des sources du Nouveau Testament ». Il a perdu la foi. Il se consacre donc à l’étude de la langue, avec éclat, avant de se découvrir une vocation philosophique. En 1868, il accepte la chaire d’étude de l’allemand de l’Université de Bâle (Suisse). Très vite lassé de cet enseignement et des contraintes qui y sont liés, il écrit son premier ouvrage (La Naissance de la tragédie) pour occuper le poste de philosophie de cette même université. C’est un cuisant échec. Des critiques qui lui sont adressées, il fera cependant sa force. Il y puisera notamment la matière de ses Considérations inactuelles (1873-1876). C’est en 1881, dans le prolongement de la critique de L’Esprit libre qu’il adresse ses premières flèches au christianisme. Il ne cessera d’approfondir ses attaques tout au long de sa vie que ce soit dans Le gai savoir (1882), Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), La Généalogie de la morale (1887), Ecce Homo (1888) ou L’Antéchrist (1889). Après une quinzaine d’années de souffrances, en 1890, Friedrich Nietzsche plonge dans un état psychiatrique des plus inquiétants. Il est interné à Bâle. Après dix ans de mutisme, le philosophe s’éteint.
Critiques du christianisme
La critique de Friedrich Nietzsche porte sur la morale. Il n’est cependant pas contre « l’idée » d’une morale. Comme l’a fort bien remarqué Georg Simmel, « il n’est nullement un immoraliste au sens où il nierait la nécessité de s’engager envers des obligations fermes et exempterait l’homme de son devoir. Il ne dit non qu’à la morale (…) dominante ». Il s’oppose à la morale chrétienne de son temps. Celle qui n’a à la bouche que les mots égalité, humilité et passivité. Celle qui pousse les hommes à endurer les souffrances d’ici-bas, les vols et autres injustices, au nom d’un prétendu « paradis céleste » où Dieu justifiera et élèvera les opprimés et condamnera les oppresseurs. Le philosophe reproche au christianisme d’avoir construit une morale culpabilisant les forts : « quand les opprimés, (…) les asservis se mettent à dire, avec la ruse vindicative de l’impuissance : "soyons différents des méchants, soyons bons ! Et bons sont ceux qui ne font pas violence, (…) qui laissent la vengeance à Dieu ; [ceux], qui, comme nous, restent dans l’ombre, (…) demandent peu à la vie" – eh bien, pour un homme froid et impartial, cela ne veut rien dire d’autre que ceci : "nous les faibles, nous sommes décidément faibles ; il est bon que nous fassions aucune chose pour laquelle nous ne sommes pas assez forts" » (La Généalogie de la morale, I, 13). Cette morale des faibles fleure le mépris de la réussite. Sous prétexte de faiblesse, elle culpabilise les forts, ceux qui osent, qui entreprennent : qui « en veulent ». Pour le philosophe, elle est, d’une part, contre-nature puisqu’elle entend transformer les loups en « bons petits toutous ». Elle est, d’autre part, contre-productive pour la société : elle empêche les individus les plus forts de la tirer vers le haut. Ce qui fait dire à Friedrich Nietzsche que « Jésus a été un criminel politique » !
Volonté de puissance : hier et aujourd’hui
Pour le philosophe, cette option assumée pour la faiblesse menace d’entraîner l’Europe dans un abîme sans fond. Seul le « surhomme » qu’il appelle de ses vœux peut contrebalancer, voire même vaincre, cette morale des perdants. Le philosophe opposera alors à la morale chrétienne ambiante « une volonté de puissance ». C’est une façon de dire « oui » à la vie : à ses plaisirs comme à ses déplaisirs. Cela conduit à ne rien s’interdire « sous prétexte de ». Il faut le reconnaître : Nietzsche avait raison de combattre le christianisme de son temps et sa morale « petite bourgeoise » qui culpabilisait l’individu dans toutes les sphères de sa vie : dans son intimité (couple, sexualité), dans son travail et dans sa foi. C’est la pertinence de sa pensée qui explique pourquoi Friedrich Nietzsche a tant influencé notre société occidentale. Il est même possible de penser que la « volonté de puissance », à laquelle appelait le philosophe, est aujourd’hui à son apogée et qu’elle connaît ses premières limites. Apogée car cette pensée a encouragé la formation de grands conglomérats. Des entreprises internationales, bien plus puissantes que les gouvernements nationaux et les organisations supranationales, sont dirigées par une poignée d’hommes qui imposent au reste de la planète un mode de vie médiocre, sans saveur et plein de dangers (Nietzsche dans Par-delà bien et mal, 242 avait comme anticipé cela). A la « médiocratie » de l’église a succédé une « médiocratie » des multinationales où le profit est accaparé par la classe dirigeante. Ce n’est pas mieux ! Mais cette « volonté de puissance » connait aujourd’hui ses premières limites puisqu’elle met en danger l’humanité de deux façons différentes. D’abord, en dénaturant la création, non seulement sa beauté mais surtout son avenir. « L’éternel retour », conceptualisé par Nietzsche qui consistait à s’investir dans le présent tout en refusant de se voir imposer un quelconque avenir ; cet éternel retour n’est plus qu’une illusion. Rien ne pourra plus, par exemple, faire revenir certaines espèces disparues par notre volonté de puissance... Ensuite, la « volonté de puissance » connait une autre limite : celle d’un système technicien et technocratique qui écrase l’individu, le broie littéralement. Ce système amène les salariés au « burn out », les conduit à la dépression et les pousse au suicide. La vague de suicide qu’a connue France Télécom à la fin des années 2000 l’a montré (1).
Volonté de vie
N’est-il pas possible voire nécessaire de renverser la pensée du philosophe ? N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’aurait fait Nietzsche lui-même face à cette « nouvelle morale », dictée par les grandes firmes internationales, empêchant la vie de s’exprimer, de s’affirmer – le contraire de ce qu’il appelait de ses vœux ? Et si on inversait les termes ? Si nous cessions notre « volonté de puissance » et que nous faisions preuve d’une « puissance de la volonté » ? La volonté dont a fait preuve Dieu dans l’Ancien Testament pour affirmer la vie (Gn 1) ? Celle que Jésus manifeste pour affirmer la vie contre les traditions qui enferment et qui paralysent (Mc 2,27). Celle que le maître de Nazareth manifeste tout au long de sa vie terrestre pour affirmer la vie contre toutes les forces de mort. Cette inversion des termes serait bénéfique à chaque individu et, par ricochet aussi, au prochain le plus lointain. Ce serait là l’écart le plus visible avec la pensée du philosophe. Mais, paradoxalement, une manière de lui rendre hommage…
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(1) Cf les analyses de Christophe Dejours.