Dans les évangiles

Naissance en quadriphonie

07 décembre 2020

La venue de la bonne nouvelle est narrée de façon différente dans chaque évangile. Décryptage des intentions des auteurs.

Le biographe doit raconter la naissance de son personnage. Sa famille et son enfance. Quand, comment et où il grandit. Ce qui le façonne et le conduit vers son avenir glorieux. Le biographe le doit, pas l’évangéliste. Lui n’a pas ce souci des précisions chronologiques ni cet intérêt pour les contextes socio-familiaux. Il ne cherche pas à informer ni à reconstituer la vie d’un homme en juxtaposant des faits. Ce n’est pas l’admiration d’un héros qu’il propose à ses lecteurs. Il écrit « pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom » (Jean 20.31). Son projet est de signifier l’événement qui a renversé son existence, d’en dire la puissance libératrice afin que ses contemporains en reçoivent pour eux-mêmes le bénéfice. On comprend alors que la présentation et le contenu de chaque évangile diffèrent selon l’auditoire visé. Marc ne raconte pas comme Jean, ni Luc comme Matthieu. Leur langage varie, pas leur conviction : pour chacun d’eux, Jésus-Christ est le nom de cet événement renversant. Et la venue au monde de cette bonne nouvelle – contrairement aux conditions de la naissance physique de Jésus – a retenu leur attention. Quelle est la source d’un événement libérateur ? Comment débute un renversement ? Quels mots pour raconter sa puissance ? Quelles images pour la dire à nos contemporains ? En réponse, chaque évangéliste a retenu un élément spécifique et essentiel à toute naissance – c’est ainsi qu’ils nous font entendre la naissance de Jésus en quadriphonie.

© Lucille

 

Marc : le premier cri

Marc, l’inventeur du genre de l’évangile, a dû décider, lui le premier, comment raconter la signification universelle de la vie et de la mort de Jésus. Pour raconter ce qu’il a nommé la bonne nouvelle, il fait des choix si audacieux que ni Matthieu, ni Luc, ni Jean ne le suivront. Sa créativité le dispense notamment d’un récit de naissance de Jésus. Parler de cette naissance-là ne lui est pas nécessaire pour dire le cœur de sa foi. Le mot naissance (γε?νεσις en grec, littéralement « genèse ») ne fait d’ailleurs pas partie de son vocabulaire. Marc ne s’intéresse pas à la naissance de Jésus, mais au commencement (α?ρχη?) de l’événement qu’est pour lui le Christ : « Commencement de l’Évangile de Jésus Christ » (1.1).

 

Sans aucune forme d’introduction à son récit, Marc proclame brutalement l’événement d’un commencement, qui entraîne une immédiate mise en mouvement, une succession de rencontres, de paroles, de gestes, de guérisons et de paix. Commencement – ébranlement – ouvrant devant nous le chemin d’un changement. Promesse nous en est aussitôt faite par la voix du prophète venue d’aussi loin qu’un premier cri : « Voici, j’envoie mon messager devant ta face, lui préparera ton chemin » (1.2).

 

Que commence en toi l’Évangile de Jésus-Christ ! Voilà le premier cri que Marc fait entendre à son auditoire. Non pas le cri d’un enfant venant au monde, mais celui d’une existence s’ouvrant à la nouveauté. Pas de naissance, mais le choc d’un commencement promis, sans cesse, à nouveau. Un commencement que les derniers versets de l’évangile (16.8) ne peuvent pas même interrompre. Sans conclusion, l’évangile de Marc, du début jusqu’à la fin, se présente comme un récit de commencement. Mais qu’est-ce que naître véritablement si ce n’est commencer toutes choses nouvelles avec Christ ?

 

Matthieu : le faire-part de naissance

Le commencement de Marc trouve son déploiement narratif dans le récit qu’en fait Matthieu au début de son évangile. Lui s’intéresse à la genèse (γε?νεσις) du Christ et l’annonce aussitôt : « Livre de la genèse de Jésus Christ fils de David, fils d’Abraham » (1.1).

 

S’ouvre alors une généalogie qui semble à première vue en parfaite continuité avec la tradition héritée du judaïsme ancien, puisqu’on retrouve une liste des générations menant tout droit d’Abraham à Jésus, ancrée dans l’histoire religieuse et nationale d’Israël. Matthieu affirme ainsi que Jésus est bien le Messie annoncé par les prophètes (la reconnaissance du titre messianique par son peuple est d’ailleurs un enjeu majeur de son évangile). La généalogie dit aussi la continuité et la solidarité avec l’histoire familiale, mais Matthieu sort des sentiers battus et bouscule la forme habituelle de la notice généalogique (en insérant par exemple des noms de femmes scandaleuses : Thamar l’intrigante, Rahab la prostituée ou Bethsabée la femme volée). L’enfant à naître est solidaire de cette réalité humaine, mais il est aussi l’élu de Dieu : « Marie, de laquelle a été engendré Jésus qu’on appelle Christ » (1.16).

 

La naissance de Jésus est donc entièrement à l’initiative d’un autre dont la voix passive révèle l’identité : Dieu. Cet enfant est le choix de Dieu, le fruit de son intervention gracieuse dans notre histoire. Le faire-part de naissance de Jésus rappelle au lecteur du premier évangile qu’au cœur des déterminismes les plus forts, Dieu inscrit sa liberté.

 

Luc : l’album de famille

Historien (au sens antique et de bien des romanciers modernes du terme), Luc fait seul le choix d’ouvrir son récit par une longue épopée familiale racontant les circonstances des naissances successives de Jean Baptiste et de Jésus. L’habile construction littéraire fournit un ordre chronologique clair à l’auditoire : les références à Hérode le Grand (1.5), Quirinius (2.2), Tibère, Ponce Pilate, Hérode, Philippe, Anne et Caïphe (3.1-2) suggèrent la portée universelle de chacun des épisodes tout en signifiant la chronologie absolue – Gabriel, l’ange de Dieu, annonce la grossesse miraculeuse d’Élisabeth au prêtre Zacharie « aux jours où Hérode régnait en Judée » (1.5). À l’enfance de Jean Baptiste, entièrement subordonnée à l’annonce de la venue prochaine du Sauveur (1.5-80), succède celle de Jésus à laquelle le recensement de toute la terre confère une portée mondiale (2.1-52). Ainsi disposée dans l’album de famille, la figure de Jésus apparaît à la fois dans le contraste et la continuité discontinue d’une ultime voix de la prophétie en Israël et de son accomplissement universel : « La loi et les prophètes jusqu’à Jean. Depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé et quiconque y entre est violenté » (16.16).

Luc écrit en deux volumes l’histoire de la venue au monde de la parole de salut – son récit inaugural des deux naissances lui sert à en proclamer la radicale nouveauté sans rien perdre du patrimoine religieux et politique hérité.

 

Jean : la célébration d’une venue au monde

Le poème d’ouverture du quatrième évangile offre une nouvelle compréhension de l’événement de la venue de Dieu parmi les hommes dans la personne du Christ. Il n’y est pas question de naissance, mais de l’envoi de Jésus comme le Fils unique du Père, incarnation de la parole créatrice de Dieu. Et que brille la lumière véritable (1.5) sur tout Homme (1.9) et que retentisse aujourd’hui le témoignage de sa venue (1.15) afin que nous recevions grâce sur grâce (1.16) ! Ainsi le poème célèbre la personne de Jésus dans son intimité avec le Père – lui seul en a manifesté au monde la gloire. « Personne n’a jamais vu Dieu, Dieu unique engendré qui est vers le sein du Père,/celui-ci l’interpréta » (1.18).

 

Jean ne s’intéresse qu’à la véritable naissance, la nôtre. Il l’explique au cours d’un entretien nocturne entre Jésus et Nicodème (3.1-21). Là, nous comprenons que naître consiste en un chemin menant droit au Royaume de Dieu – l’expérience est à l’initiative de Dieu seul, aucune réalité humaine n’accède par elle-même à la vie en plénitude. Insaisissable et miraculeuse naissance, synonyme selon Jean de vie donnée et reçue. Sa voix, la quatrième, ne nous parle naissance que pour préparer en nous l’accueil de Celui qui vient.

Céline Rohmer
professeure de Nouveau Testament à l’Institut protestant de théologie de Montpellier

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